Le dernier bâtiment d’une ville fantôme sous le pic des démolisseurs

C’est une page d’histoire de la région qui s’est tournée avec la démolition, vendredi, d’une auberge vieille de 70 ans, qui tenait toujours debout dans la ville devenue fantôme de Labrieville, au nord de Forestville.

Stéphane Tremblay, Initiative de journalisme local, Macôtenord.com

Le bâtiment était le dernier vestige de ce coin de pays prisé par les chasseurs et les pêcheurs, qui jadis était le gagne-pain de bien des familles venues des quatre coins de la province pour gagner leur vie à la sueur de leur front, car ce n’était pas facile le métier de bûcheron, de longues heures sans relâche, isolé des centres urbains.

«Je devais partir pendant de longues semaines avant de revenir au bercail. C’était comme ça pour tous les travailleurs», se souvient Jean-Claude, aujourd’hui âgé de 94 ans.

«Heureusement, il y avait des activités de toutes sortes pour nous occuper et pour ne pas trop s’ennuyer de notre femme restée au foyer et des enfants qui grandissaient en notre absence», lance avec émotion, Bernard, qui dit être «un jeune de 92 ans».

«Nous avions décidé de venir s’établir en permanence dans ce petit village nord-côtier qui était spécial parce que tout le monde se connaissait et tout le monde s’entraidait. Le bon vieux temps, quoi», de dire Donald, aujourd’hui un résident de Matane.

Ce village permanent qui a été érigé par Hydro-Québec afin de loger les travailleurs de la centrale Bersimis 1 et Bersimis 2 dans les années 1950 était situé à quelque 85 km au nord de Forestville, en pleine forêt.

Il faut définitivement parler au passé, car l’auberge était le dernier édifice à avoir traversé les tempêtes. Abandonnée devenue vétuste avec le temps, c’était une structure de rêve, de grande classe. Un endroit très luxueux et immensément vaste.

Informée par macotenord,com que le bâtiment était sous le pic des démolisseurs, Béatrice Gagné est peinée. «Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous allions au cinéma à cet endroit et c’était vraiment chic à l’intérieur. J’aimais m’asseoir dans les grands divans à l’entrée. J’avais l’impression d’être une personne importante et riche, même si nous étions une famille bien modeste», raconte-t-elle, la voix étranglée par l’émotion.

Un village qui doit son existence à la forte croissance économique de l’après-guerre alors que le gouvernement devait construire à la hâte des centrales hydroélectriques, question de répondre à l’augmentation substantielle de la demande en électricité, particulièrement pour les villes de Montréal et de Québec.

Avec une puissance de 15 000 chevaux-vapeur (12 mégawatts), une centrale temporaire a été construite en juillet 1953, avec une route carrossable, pour alimenter le chantier et les camps des travailleurs. Des ouvriers de partout qui se sont relayés dans le premier mégachantier d’Hydro-Québec, qui occupait lors de son apogée en 1954, tout près de 5000 employés.

La centrale Bersimis 1 d’une puissance initiale de 912 mégawatts sera mise en service en 1956 et celle de Bersimis 2, en 1959, soit six ans après le début des travaux de construction.

C’est la société d’État qui a financé la construction d’un complexe comportant tous les services, incluant une pléiade de sports et de loisirs: un hôpital, une école de huit salles de classe, une église de 400 places, un centre commercial, une piscine, des terrains de baseball, des courts de tennis, une salle de quilles, une salle multifonctionnelle qui était le rendez-vous sacré des danseurs en admiration devant Les Classels, un groupe de rock ‘n’ roll yéyé québécois de l’époque, une patinoire et l’auberge, seule bâtisse à être demeurée debout en 2021. Les autres ont été rasées début 1970 alors qu’Hydro-Québec a démantelé le village décrit par un contemporain comme «un véritable joyau enchâssé dans la rugosité d’un pays inculte.»

Les 116 maisons individuelles, réservées aux cadres, et des blocs à logements ont été vendus et déménagés à Forestville où des gens les habitent toujours.

Notons qu’au cours des premières années, Labrieville comportait des quartiers distincts pour les hommes et les femmes.

Ces deux centrales hydroélectriques ont permis à Hydro-Québec d’innover mondialement avec le transport de l’électricité par des lignes de transmission de 315 000 volts, en plus d’être précurseur dans d’autres projets, dont ceux des rivières Manicouagan, des Outardes et de la Baie-James.

La mort de ce village autrefois dynamique a été causée par les progrès technologiques réalisés en matière de télécommunication et de télécommande dans les années 1970.

C’est qu’après la construction et que les moteurs se soient mis à ronronner dans les turbines, Labrieville n’a jamais été en mesure de dénicher un employeur d’importance afin de diversifier l’économie, totalement dépendante des centrales.

Même avec de l’hydroélectricité à portée de main et un potentiel minier ce fut peine perdue.