OPINION | À ceux qui adulent le Colonel McCormick

Statue du colonel McCormick sur la place du même nom à Baie-Comeau - Source: Wikipedia

Lettre d’opinion

Depuis la fermeture de la fabrique de pâtes et papiers de Baie-Comeau, certains se remémorent avec nostalgie l’héritage du célèbre Colonel McCormick, fondateur de notre ville. Le monument érigé face à l’Hôtel de Ville – le Colonel McCormick dans son canot – nous rappelle l’importance du personnage.  Mais, connaissons-nous bien son histoire ? Et d’autres que lui ne méritent-ils pas une reconnaissance comme pionniers de notre région? Voilà des questions que le contexte actuel soulève et la recherche de réponses s’en trouve facilitée par le recul et par l’analyse de publications au sujet de cette première moitié du vingtième siècle, en particulier de 1910 à 1940.

Il convient de rappeler que McCormick devient, en 1910, propriétaire et éditeur du Chicago Tribune. Il était impliqué en politique comme bien des propriétaires de journaux. À la suite des dernières élections américaines, mentionner qu’il était un républicain conservateur a de quoi faire réfléchir. Aucune comparaison à faire avec Trump, mais on retrouve tout de même dans sa biographie sur Wikipédia qu’il a fait partie des Américains isolationnistes qui s’opposèrent à l’entrée en guerre du pays pour sauver l’Empire britannique. Dans un ouvrage publié en 1990 (The Life and Legend of Robert R. McCormick), Richard Norton Smith nous décrit un homme ambitieux, conservateur de droite et plutôt opposé aux interventions de l’état, un républicain typique!

En 1911, il réalise que pour demeurer compétitive, l’entreprise devra assurer un approvisionnement en papier journal à bon prix. McCormick avait un plan : il convainc la direction d’investir 1 million de dollars pour la construction d’une usine de papier. Il choisira d’abord Thorold en Ontario, mais l’inconvénient à cet endroit demeure l’impossibilité d’acquérir d’importantes concessions forestières pour un approvisionnement durable. Pour résoudre ce problème, McCormick poursuit ses visites en Ontario et au Québec. Il se rendra jusque sur la Côte-Nord en 1915 et il obtiendra une concession à Shelter Bay (Port-Cartier). En raison de la Première Guerre mondiale qui s’amorce, les développements de l’entreprise sur la Côte-Nord seront mis en suspens. En 1920, à Franquelin, McCormick acquiert le site de la Franquelin Lumber and Pulpwood Company. Peu après, ce seront des concessions le long des rivières Manicouagan et Outardes qui seront acquises avec la condition de construire une usine de papier sur la Côte-Nord.

Ces acquisitions ont permis la création de nombreux emplois, mais le Colonel devait aussi en tête de bénéficier d’une main-d’œuvre à bon marché pour arriver à ses fins. Dans sa biographie, Norton Smith raconte que McCormick prenait très au sérieux ses responsabilités auprès des « primitive and domestic » québécois, dont le conservatisme et l’amour des traditions tenaient leurs racines dans trois siècles d’un régime catholique autoritaire. Toujours selon Norton Smith, le Colonel et la Tribune Company furent généreux : aux premières années d’existence de la ville, ils supportent à plus de 90% les dépenses et absorbent les pertes de 15 000$ par an liées aux opérations de l’hôpital. Sans oublier qu’il a acquis le terrain pour la construction de l’Église et qu’avec les profits de la vente de la bière aux travailleurs il a offert le nécessaire pour meubler la bibliothèque (Alice-Lane).

Ce texte m’a aussi été inspiré par une lettre d’opinion publiée par Yves Gingras, professeur au département d’histoire de l’UQAM (Quand Marie-Victorin parlait comme Pierre Vallières, La Presse, 12 novembre 2020). Gingras nous décrit entre autres le passage du frère Marie-Victorin dans l’Est du Québec. Je souligne ici que Marie-Victorin est connu pour avoir fondé le Jardin botanique de Montréal et publié la Flore Laurentienne en 1935, une synthèse de 30 années d’études, d’explorations et d’observations à côtoyer les gens de la Côte-Nord et de la Gaspésie.

Gingras nous rappelle en particulier l’indignation de Marie-Victorin à faire partie d’un peuple colonisé. Il nous résume certains écrits du frère, dont un article de 1925 publié dans Le Devoir,  où il relate que, revenu de la Côte-Nord et de la Gaspésie complètement « écœuré et navré » de ce qu’il avait observé, l’exploitation économique : « de grands troupeaux de nos compatriotes : hommes, femmes et enfants [qui], poussés par la misère et l’inéluctable déterminisme des conditions économiques, sont jetés au cœur de cette forêt boréale, lointaine et inhospitalière, pour y mener une vie de paria dont nous n’avons pas idée […]. Et pour que les siens ne crèvent pas de faim, pour ramasser quelques piastres que lui jette le jobber lui-même serré à la gorge par la compagnie, l’homme bûchera des étoiles jusqu’aux étoiles. Pour se reposer, il passera à son cou le collier de cuir et chiennera les billes de bois en lieu et place des bêtes de somme ». Il dénonçait également le fait qu’aucun Canadien français n’avait « le droit de présenter la mouche au saumon dans les rivières poissonneuses de la province de Québec […]. Et, de conclure son texte en rappelant que seule la formation d’une élite scientifique apportera « dans un avenir que nous voulons rapproché, la libération économique [et] fera de nous une véritable nation. » Enfin, en 1932, après avoir reçu un prix de la Société botanique de France, il affirme « parce que nous avons résolu une bonne fois d’être nous-mêmes dans un pays qui est le nôtre […] ; parce que nous récusons le rôle de nègres blancs et que nous réclamons le droit de choisir nos maîtres et de déterminer nous-mêmes nos admirations […]. » Bien sûr, il faut remettre ces affirmations dans le contexte de l’époque, mais de voir le sort des travailleurs et ceux, aujourd’hui sans emploi dans l’industrie forestière de la Côte-Nord, fait réfléchir quant à la reconnaissance de certains employeurs envers leur main d’œuvre.

Pour répondre aux questions soulevées plus haut, sans rien enlever à la vision et au leadership d’investisseurs étrangers, dont McCormick, j’ose affirmer aujourd’hui que l’on doit peut-être relativiser ces héritages, et repenser l’hommage que mérite aussi nos pionniers, nos travailleurs, pour qu’il soit à la hauteur du monument érigé – de cet homme plus grand que nature ancré dans son canot. L’idée n’est pas de déboulonner un monument, mais bien peut-être d’en construire un pour rappeler le sacrifice des travailleurs dans cette épopée pour consolider ici l’empire de McCormick et fonder notre région telle que nous la connaissons. Et j’ose croire que même les employés sacrifiés par la fermeture de l’usine y verraient aussi un minimum de respect à leur égard.

Dany Rousseau
Baie-Comeau