Pont sur le Saguenay – 115 M$ à 1,5 G$ en 40 ans

Courtoisie - Photo d'une maquette du pont à l'époque

Macotenord.com publiera à compter de ce matin une série d’articles qui est le résultat de trois mois de recherches, d’analyses et de rencontres sur l’épineux dossier qu’est le pont sur la rivière Saguenay, vieux de 42 ans. Pour casser la glace: entrevue avec l’ancien ministre des Transports et acteur de premier plan dans ce projet qui est passé de 115 M$ en 1979 à 1,5 G$ en 2021: Lucien Lessard.

Stéphane Tremblay, Initiative de journalisme local, Macôtenord.com

Q – Monsieur Lessard, nous sommes choyés de vous avoir en entrevue, car rares sont les fois depuis votre retraite où vous avez exprimé votre point de vue publiquement sur l’un des dossiers qui a marqué votre carrière politique au sein du Parti québécois: Le pont de Tadoussac?

R –   » En 1970, je me suis présenté comme député pour la Côte-Nord. Il est vrai que j’ai alors fait la promesse de travailler très fort pour réaliser la construction de ce pont. »

Q – Une promesse électorale difficile à réaliser, pourquoi?

R –  »Le but était de remplacer les traversiers entre Tadoussac et Baie-Ste-Catherine. Mais la volonté politique n’était pas là. Loin de là! Je vous explique plus tard en détail. »

Q- Pourtant, vous avez été non seulement le premier député du PQ élu de la Côte-Nord, mais également ministre des Transports, celui qui détient l’enveloppe pour prendre les décisions budgétaires, n’est-ce pas?

R-    »En 1976, à ma grande surprise, mon chef René Lévesque, me nommait ministre des Transports, effectivement. J’étais donc bien placé pour réaliser ce projet. Mais la réalité était tout autre. »

Q – Dites-moi, svp, votre première action concrète pour démontrer que vous étiez un homme politique qui respectait ses paroles?

R –  »Dès mon arrivée au ministère, j’ai demandé si des études avaient déjà été faites à ce sujet. Constatant que ces études étaient fort préliminaires, j’ai demandé à une firme d’expert-conseil et d’ingénieur, la firme Lalande, Girouard, Letendre et Associés ltée d’analyser ce dossier et de me faire un rapport dans les plus brefs délais. »

Q – Quelles sont les premières constatations?

R-   »Le rapport m’a été remis et il concluait à la faisabilité d’un tel projet au coût de 115 millions de dollars (argent de 1979). L’échéancier de réalisation pouvait s’échelonner sur une période de sept à dix ans. Mais comment financer ce projet. »

Q- Excusez, avant de parler d’argent, est-ce vrai qu’un autre rapport a été fabriqué à votre insu. Vous étiez le ministre des Transports, le patron, non?

R –  »Oui. Mais je n’ai pas tenu compte de ce document, car j’en ai connu l’existence qu’une fois ma retraite prise. »

Q- Mais attendez, il s’agit d’une étude qui a eu d’énormes impacts faisant exploser les coûts. Et encore aujourd’hui, le travail de cette urbaniste est souvent repris pour démontrer les coûts astronomiques d’une telle construction. Comment expliquez-vous que le ministre des Transports se soit fait endormir par une employée?

R –  »C’était une stagiaire qui n’avait sans doute rien à faire et qui a voulu se rendre intéressante. »

Q- Je veux bien, mais cette stagiaire concluait à la construction d’un pont à l’endroit où naviguent actuellement les traversiers, soit le scénario le plus dispendieux sur la table. Peut-on parler d’étude bâclée volontairement?

R-  »C’est certain que le trajet choisi par cette stagiaire était de loin le plus dispendieux. Voulait-elle mettre du ciment dans l’engrenage… admettons que mes confrères ministres à Montréal ne voulaient rien savoir d’un pont à Tadoussac. Le meilleur emplacement à l’époque et c’est toujours le même aujourd’hui, celui près des lignes de transmissions dans la montagne La Boule. »

Payé en deux ans

Q- Revenons au financement, le nerf de la guerre, vous aviez même établi un plan de match dans lequel le pont pouvait être payé en l’espace de deux ans. Impressionnant?

R-  »Nous aurions pu augmenter le système de péage de 25 cents à 50 cents pour circuler sur les autoroutes. L’Office des autoroutes rapportait déjà 75 M$ par année au gouvernement. Au lieu d’accepter mon idée, mes amis péquistes ont aboli l’Office des autoroutes en 1982 après ma démission, mettant fin à la possibilité de financer rapidement le pont. »

Q- Je sens que la colère monte dans votre voix, tout en demeurant un homme de sagesse (rire), lorsqu’on parle d’argent. Vous avez été victime du faible poids politique de la Côte-Nord, n’est-ce pas?

R –  »C’est certain que je ne pesais pas lourd dans la balance avec ma région de 100 000 habitants divisés en deux comtés provinciaux quand je devais me battre contre Jacques Parizeau, ministre des Finances et Bernard Landry, ministre de l’Économie, qui me martelaient chaque jour que le gouvernement était pris avec une patate chaude qu’était le Stade olympique qui coulait sous les déficits. »

Q- Pourtant vous étiez vice-président au Conseil des trésors. Vous aviez même entamé des démarches pour que le gouvernement à Ottawa paie sa part de la facture?

R –  »Non seulement je devais convaincre mon propre gouvernement, mais le maire de Tadoussac était farouchement contre un pont. Même le député fédéral de Tadoussac, Charles Lapointe, n’était pas de mon bord. Pourtant, Ottawa semblait d’accord à défrayer une partie des coûts. C’est la triste réalité de la politique. »

Les Nord-Côtiers n’en voulaient pas

Q- Votre prochaine réponse elle est surprenante, voire inquiétante, mais vous dites que les Nord-Côtiers n’en voulaient pas de leur pont, du moins pas assez?

R –  »J’avais demandé à certaines personnes influentes du comté de lancer une campagne pour m’appuyer auprès du gouvernement en utilisant le thème de l’ancien député de Trois-Rivières, M. Hamel :   »Notre pont nous le voulons, nous l’aurons. ». Peut-être n’ai-je pas assez insisté, mais le milieu ne bougea pas en pensant probablement que je pouvais faire ce travail seul.  Je voulais que les gens démontrent leur intérêt pour un pont, car moi à Montréal, on me disait  »Lucien tu es seul, les gens sont habitués avec les traversiers. Garde tes énergies et ton argent pour les routes dans la métropole et le toit du stade qui est percé. »

Q – Vous avez entendu un commentaire d’un sous-ministre qui vous a jeté par terre?

R-  »En effet, dans le bureau du ministre Chevrette (Guy), un de ses employés m’a dit:  »on va faire une étude qui va coûter 2 millions de dollars et pendant ce temps là, les gens de la Côte-Nord vont se tenir tranquille. »

Q- Justement vous en dites quoi de toutes ces études qui se sont multipliées après votre départ et qui ont fait grimper les coûts d’un pont allant jusqu’à 1,5MM$?

R –  »C’est de la foutaise. C’est bidon comme enquêtes. Un pont avec ses installations à 500 M$ est dans l’ordre du possible en 2021. Il est ridicule de penser que nous avons besoin d’un pont à quatre voies avec un tunnel autoroutier. Nous n’avons pas 500 millions de personnes par année qui passent par Tadoussac. Restons les deux pieds sur terre. »

Q- Votre réaction sur les traversiers qui sont remplacés à des frais exorbitants avec d’importants dépassements de coûts et qui sont souvent en panne. Le but est-il de sortir du gouffre financier le chantier naval québécois Davie à Lévis?

R –  »Poser la question, c’est y répondre. »

Q- Aujourd’hui vous avez l’âge vénérable de 83 ans, croyez-vous voir un pont de votre vivant?

R –  »J’ai longtemps eu la maquette du pont dans mon bureau. Les enfants jouaient avec leurs autos sur le pont. J’y ai rêvé, mais l’indifférence des gens me fait peur. Ce ne sont pas seulement les élus et hommes d’affaires qui doivent se lever, mais la population en générale. »

Q – Vous avez un exemple de mobilisation qui a obligé le gouvernement à revoir sa position?

R-  »Ce n’est pas normal, voir choquant que l’île d’Orléans aura son pont avant Tadoussac. C’est vrai qu’il y a plus de gens qui travaillent au gouvernement qui vivent sur l’île que de Nord-Côtiers qui travaillent au gouvernement à Québec. »

Q- Dernière question, vous êtes optimiste? Malgré tous ses bâtons mis dans les roues de ce projet de façon volontaire ou non, ça nous pourrions en discuter longtemps.

R –  »La région de la Côte-Nord fournit des ressources naturelles en abondance au reste des Québécois, elle mériterait une meilleure considération de la part du gouvernement en place. »

Lucien Lessard vit aujourd’hui à Québec et depuis sa retraite à titre de directeur du CLSC de Forestville, il profite de sa passion qu’est la chasse et la pêche, lui qui a été ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche sous la gouverne de René Lévesque, après avoir été tassé du ministère des Transports sûrement trop insistant avec son pont.